Faire la ville avec les habitants
CONCERTATION ENCORE :
FAIRE LA VILLE AVEC LES HABITANTS !
Autour du thème fédérateur de la « ville négociée », la 28e Rencontre nationale des agences d’urbanisme, organisée du 8 au 10 octobre 2007 à l’initiative de la Fédération Nationale des Agences d’Urbanisme (FNAU) et de l’Agence d’urbanisme de Toulouse a donné la parole aux élus, aux professionnels de l’urbanisme, aux chercheurs, mais aussi aux « acteurs » quotidiens des territoires : habitants, associations, responsables d’entreprises, constructeurs, aménageurs…
Sans ambigüité, il semble clair que les débats ont mis en évidence les difficultés que rencontrent aujourd’hui les pouvoirs publics à « faire la ville » avec ses habitants et ses usagers, compte tenu de la complexification de la ville et de l’individualisation des besoins.
Les lois, les règlements et les procédures sont une chose. La réalité de la « ville négociée » en est une autre. Les rencontres de Toulouse se sont interrogées sur les différentes manières de « faire la ville » aujourd’hui, et notamment sur celles qui sont fondées sur l’écoute, le dialogue, la négociation ou le partenariat.
On observe également que l’argument d’autorité de l’intérêt général avancé pour justifier un projet ou un aménagement ne suffit plus à le faire accepter socialement. Alors que la société est aujourd’hui marquée par l’hyper-individualisation, il est devenu plus difficile pour chacun de consentir à un aménagement au nom d’un intérêt général abstrait sans y trouver pour lui-même un bénéfice. Ce n’est pas parce que les individus sont devenus plus égoïstes.
De même, le crédo régulièrement avancé par le Maire de Noisy-le-Grand sur sa légitimité électorale, pour bétonner la ville n’est pas plus satisfaisant, lorsque nous regardons de très près la structure sociologique des quartiers qui conduit régulièrement à son élection.
Les réponses apportées dans ce domaine par Marie-Christine Jaillet-Roman, Directrice de recherche au CNRS, Université de Toulouse-Le Mirail offre un éclairage intéressant.
Faire la ville avec les habitants, et surtout plus sans eux
Par Marie-Christine JAILLET-ROMAN
L’explication souvent avancée de cette difficulté est que nombre de projets ou d’actions sont perçus par les habitants comme un désagrément voire comme un bouleversement de leur environnement qu’ils ne sont pas prêts à accepter. C’est bien sûr le cas lorsqu’il s’agit d’une infrastructure dont l’implantation peut générer de réelles nuisances : ligne à haute tension, nouvelle gare, voie ferroviaire à grande vitesse ou autoroute. Mais c’est aussi le cas pour des projets apparemment plus « anodins » : construction de logements sociaux, équipement public… Les acteurs urbains, devant ce qu’ils considèrent comme une forme du « Nimby [*]» nord américain, craignent d’être réduits à l’impuissance ou se préparent à un allongement des délais voire à une montée des contentieux. Car le champ de l’aménagement est soumis comme d’autres à la « judiciarisation » de la société.
« Faire discrètement » : une solution ?
On peut se désoler de cette « ingérence » et regretter le temps où la réactivité sociale était moindre. Pour en minorer les effets, certains prônent d’aménager ou de construire « discrètement ». Si c’est peut-être possible lorsqu’il s’agit de construire un foyer de jeunes travailleurs ou un petit ensemble de quelques logements sociaux, c’est en revanche plus délicat quand il s’agit de projets de plus grande envergure. Il n’est pas sûr pour autant que la discrétion, qui consiste à éviter l’affrontement, soit efficace en matière d’aménagement urbain. Pariant sur le « fait accompli », le risque est grand que la « supercherie » finisse par être découverte et suscite alors des réactions encore plus vives, plus difficilement surmontables.
On peut au contraire se féliciter de cette situation et y voir le signe d’un intérêt plus fortement porté au cadre de vie, le symbole d’une avancée de la démocratie dans la mesure où le citoyen ne s’en laisse plus conter et demande, au titre de sa compétence d’habitant ou d’usager, à avoir voix au chapitre. Ce citoyen, dans une société de l’information, dispose d’un accès facilité à des ressources qui accroissent son expertise et le mettent en situation de défendre « ses » intérêts. Cette irruption marquée des habitants pour la « défense » de leur cadre de vie se traduit, formellement, par une large palette d’interventions : pétitions, regroupements informels, intervention accrue d’associations « ayant pignon sur rue ». Elle se traduit également par une capacité de communication accrue, grâce aux recours aux médias, en particulier. Elle participe à la remise en question du cadre démocratique qui repose sur le principe de la délégation par les citoyens de leur pouvoir à des élus qui sont mandatés pour réaliser le programme sur la base duquel ils ont été choisis. Désormais, les citoyens contestent un système qui les dessaisit de leur pouvoir. Ils aspirent à être associés plus directement à la définition des politiques locales dès lors qu’elles ont un impact sur leur vie quotidienne. Mais cette irruption vient aussi remettre en question les professionnels de la ville qui ne peuvent plus opposer leur seule technicité à une supposée incompétence des usagers.
Une « culture » du conflit plus que de la négociation
Dès lors, ce sont bien les conditions de l’aménagement qui doivent changer. A regarder de plus près ces manifestations de refus ou de rejet, on peut observer que la vigueur de l’opposition est souvent à la hauteur de l’absence préalable de toute concertation. Les riverains découvrent un projet ou un chantier dont ils ne savent rien des attendus. C’est généralement les manifestations de « mauvaise humeur » qui leur permettent d’obtenir que la discussion soit ouverte. Tout se passe comme s’il fallait, en France, ce détour par l’opposition et le conflit pour que s’ouvre et soit acceptée la concertation. Il y a sans doute là trace d’un habitus politique enraciné dans l’histoire et l’inconscient collectif qui valorise le conflit comme source du progrès social. Il en reste des réflexes : la négociation suit le conflit, mais ne le précède pas. Cette conduite, au regard de ce qui se passe dans d’autres démocraties, celles du nord de l’Europe par exemple, plus aptes à la négociation et au compromis, peut apparaître comme un archaïsme à l’heure où les citoyens ne sont plus prêts à accepter que l’on fasse « pour eux, sans eux ».
Un « intérêt général » qui ne va plus de soi
On observe également que l’argument d’autorité de l’intérêt général avancé pour justifier un projet ou un aménagement ne suffit plus à le faire accepter socialement. L’intérêt général, tel qu’il a pu être porté par l’Etat, transcendant les intérêts particuliers parce qu’il était censé incarner un bénéfice collectif plus grand que la somme des nuisances qu’il générait, a été relativement admis tans que la société était marquée par l’acceptation d’une discipline collective s’imposant aux destinées individuelles. Alors que la société est aujourd’hui marquée par l’hyper-individuation, il est devenu plus difficile pour chacun de consentir à un aménagement au nom d’un intérêt général abstrait sans y trouver pour lui-même un bénéfice. Ce n’est pas parce que les individus sont devenus plus égoïstes ou par essence plus perméables à l’intérêt général, mais parce qu’il n’est plus possible de justifier socialement l’acceptation de contraintes sans que les individus concernés n’y retrouvent un intérêt pour eux-mêmes.
Ainsi en va-t-il du logement social dont la proximité fait craindre une « cohabitation » avec des populations supposées « à risque », mais qui peut être accepté dès lors qu’il est démontré que ce type d’habitat peut satisfaire aux besoins de décohabitation d’enfants devenus de jeunes adultes. Aménager la ville aujourd’hui, c’est donc être confronté en permanence à la nécessité d’énoncer en quoi chacun peut trouver, dans la réalisation de tel équipement ou de tel aménagement, un avantage personnel, même si celui-ci est différé dans le temps. A cette condition, sa réalisation sera acceptée parce qu’elle relèvera d’un intérêt commun « librement » consenti et non pas imposé.
Les dispositifs classiques de consultation invalidés
Les dispositifs qui permettaient jusque-là l’expression des usagers, leur consultation, ne sont plus à la hauteur : l’enquête publique telle qu’elle se pratique, qui consiste à enregistrer, en dehors de tout débat public, les points de vue, remarques et contestations des habitants-usagers, ne sauraient répondre à l’appétence manifestée par ces derniers d’être associés aux choix d’aménagement ou de développement. D’autant qu’ils ne sont pas assurés du destin réservé à leurs demandes, laissé à la libre appréciation d’un « commissaire enquêteur ».
Alors comment faire pour satisfaire la revendication sociale de la participation, au cœur du débat politique depuis de nombreuses années, et reconnaître une « expertise citoyenne » dont la légitimité a largement été promue lors des dernières élections présidentielles ? Comment donner un rôle aux habitants-usagers dans le processus de décision des projets d’aménagement ? Car à défaut de leur donner, ils le prendront de manière plus éruptive, à travers des mouvements sporadiques ou plus établis.
L’expérimentation de nouveaux dispositifs
Les acteurs urbains ont largement développé les supports d’information et inventé de nouvelles modalités de consultation et d’association des habitants-usagers à la « chose publique ». De nombreuses villes ont créé des dispositifs de démocratie de proximité à l’échelle des quartiers urbains pour décider, avec les habitants, des programmations d’équipements. A l’échelle des agglomérations, les conseils de développement permettent d’associer à la définition des projets de développement les représentants de ce qu’on appelle la « société civile ». Une procédure de grands débats publics a été mise en place pour les projets lourds d’infrastructures. Si d’une ville ou d’une agglomération à l’autre, ce qui est mis en jeu dans ces dispositifs varie, l’expérimentation de ces nouvelles procédures d’association soulève au moins deux séries de questions.
Tout d’abord, ces nouvelles « scènes » démocratiques sont loin d’être largement ouvertes. La définition des « ayant droit » est souvent restrictive : représentants d’associations ou de corps constitués, habitants « sélectionnés ». Il n’est pas dans la tradition politique française, d’accepter qu’un habitant participe seulement pour lui-même, sans être investi d’une représentativité.
Ensuite, ce qui est mis en jeu peut se réduire à une simple entreprise, certes déjà nécessaire, d’information-consultation, mais qui n’implique ni réelle concertation ni, à fortiori, négociation. Or, ce que demandent les citoyens, ce n’est pas seulement de pouvoir donner leur point de vue, c’est d’avoir réellement prise sur ce qui se fait, d’entrer dans une transaction où ils peuvent modifier ou transformer le projet et pas seulement finir par y adhérer au terme d’un processus de « mise en pédagogie » du projet.
Définir un cadre à la négociation
Puisqu’il faut désormais faire la ville « avec » ses habitants et ses usagers, l’enjeu n’est-il pas de parvenir à définir un cadre de négociation qui considère les habitants-usagers comme des acteurs « à part entière » ? On peut attendre de cette reconnaissance, un retour de « confiance » entre élus et habitants et la mise au service du projet urbain de l’intelligence et de l’expertise des habitants. Néanmoins, la définition de ce cadre et des modalités de la négociation pose au moins deux autres types de questions.
La première porte sur l’identité et la légitimité de celui qui est « invité » à s’exprimer : seulement ceux qui résident dans la commune où sera réalisé le projet ou ceux qui en sont ou en seront les utilisateurs et qui peuvent habiter ailleurs ? Nombre d’exemples montrent les divergences d’appréciations sur l’opportunité ou la configuration d’un aménagement entre habitants riverains et usagers prévisibles. Il en est de même pour les projets d’extension urbaine qui mobilisent les riverains mais sans que puissent être consultés ou associés ceux qui sont susceptibles d’en profiter. Dans des sociétés caractérisées par la mobilité et l’organisation des vies quotidiennes à l’échelle des bassins de vie à géométrie variable selon les individus, c’est bien le cadre même de la démocratie communale qui est interrogé, héritage d’un temps où l’horizon de la vie quotidienne était, pour le plus grand nombre, davantage limité à la commune.
La seconde interrogation concerne les limites de la transaction. Il s’agit à la fois de définir « sur quoi » porte la négociation (le contenu du projet, son esthétique, son existence) et de pouvoir réaffirmer la légitimité du pouvoir décisionnel des élus, en « dernier ressort ».
Les limites de la figure de la négociation
S’il s’agit de faire entrer dans le champ de l’aménagement la culture de la négociation en réponse à une demande « citoyenne » de participation et d’association, il reste que la volonté d’impliquer les habitants-usagers dans la prise de décision n’empêchera pas pour autant la survenue des luttes urbaines. L’expression des revendications sociales débordera du cadre dans lequel on essaie de la circonscrire, d’autant plus que la négociation pourra être appréciée comme une simple technique de « management » ou de « ménagement » afin de désamorcer le conflit. Elle peut se réduire aussi à une forme de « manipulation », en particulier si ce qui y est mis en jeu ne porte que sur « l’écume » du projet.
Plus fondamentalement, l’appel au développement de la culture de la négociation dans le champ urbain peut laisser espérer que la production de la ville et son aménagement seraient en mesure d’obéir à un compromis raisonné et pacifié tenant compte de l’ensemble des intérêts en jeu. Ce mythe d’une « raison souveraine » appuyée sur des rapports négociés entre l’ensemble des protagonistes de la ville est susceptible d’occulter que les différents groupes sociaux coexistant dans la ville peuvent objectivement avoir des intérêts divergents et ne sont pas « à armes égales » pour les défendre dans cette entreprise de négociation de la fabrication de la ville. Le risque est alors de soumettre la production de la ville à la seule influence de ceux qui sont capables d’entrer dans le jeu. Et l’on sait que ce sont plutôt les couches moyennes qui disposent de ces ressources, et aussi qu’elles portent un vif intérêt au cadre de vie. C’est même, pour partie, ce qui constitue comme groupe social des couches hétéroclites du point de vue de leur place dans la sphère du travail. Dans le nouveau contexte de la globalisation de l’économie et de la société, leur intérêt pour la défense de leur cadre de vie s’est accru, à proportion de leur « insécurisation » et de leur quête de « réassurance » au plan social. Elles occupaient déjà largement la scène urbaine, aspirent à y être davantage associées et ont les compétences pour entrer dans le jeu de la négociation.
De grands absents…
Dans le même temps, d’autres groupes sociaux sont moins présents, voire quasiment absents de cette scène, d’autant que son format leur est moins « adapté ». Et pourtant, ils subissent un vrai bouleversement de leur cadre de vie, sans que l’on soit assuré qu’ils le désirent vraiment : habitants des cités HLM, ils sont confrontés au profond remodelage de leur quartier par démolition-reconstruction dans le cadre des projets menés sous l’égide de l’Agence nationale pour la rénovation urbaine. L’ampleur des transformations ne semble pas susciter d’opposition de leur part à hauteur des dommages qu’ils ont à supporter. On pourrait en conclure que les couches populaires pour partie issues de l’immigration, qui y vivent, adhèrent à cette politique parce qu’elles en attendent une amélioration de leur cadre de vie. Mais, en la matière, l’appréciation du « bénéfice » pour les habitants et par eux de ces opérations est plus contrastée. Certains pourront profiter, sur place, de meilleures conditions d’habitat ou, au contraire, parviendront à quitter le quartier, mais d’autres y perdront un environnement familier ou un logement investi… En tous cas, une grande partie de ces opérations, malgré l’injonction à la participation des habitants qui leur a été faite, est loin d’avoir réellement associé les habitants à la définition du projet. Il y a encore dans la ville des lieux où le modèle supposé, pour d’autres périmé, de « faire pour les habitants, mais sans eux » a tendance à persister…
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[*]-Le phénomène Nimby : Ce terme qualifie des discours et des pratiques d’opposition de plus en plus fréquentes. Par exemple l’opposition de populations des habitants d’un quartier à l’implantation ou à l’extension d’un aménagement urbain, ou d’une nouvelle installation.
Contribution bibliographique : Techni-Cités, numéro spécial consacré au thème : « La ville négocié », Supplément au n° 134 du 8 septembre 2007
Que Madame Marie-Christine Jaillet-Roman, Directrice de Recherche au CNRS-Université de Toulouse le Mirail, trouve ici l’expression de notre profonde gratitude, pour avoir bien voulu nous autoriser à reproduire sa contribution.
La reproduction du dessin de JM UCCIANI est autorisée conformément à la réglementation sur les « droits d’auteurs ».