L'oligarchie ça suffit, vive la démocratie !
Les vacances sont un bon moment pour se consacrer à la lecture et à la réflexion. Dans son dernier ouvrage : « L’oligarchie ça suffit, vive la démocratie », Hervé KEMPF (*) propose une réflexion sur la mutation de notre régime politique à l’heure de la crise économique et du capitalisme financier mondialisé. Au terme de ce récit très documenté, le lecteur est susceptible de ne plus voir la politique de la même façon.
Selon Hervé KEMPF, sommes-nous en dictature ? Non. Sommes-nous en démocratie ? Non plus. Les puissances d’argent ont acquis une influence démesurée, les lobbies décident des lois en coulisses, les libertés sont jour après jour entamées. Dans tous les pays occidentaux, la démocratie est attaquée par une caste. En réalité, nous sommes entrés dans un régime oligarchique, cette forme politique ou la domination d’une petite classe de puissant qui discute et adopte en son sein les décisions qu’il lui paraît nécessaire de prendre, et impose ensuite leurs décisions à l’ensemble des citoyens.
Nous sentons bien que la démocratie va mal, faut-il croire à la définition donnée par la Constitution de la République Française : « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » ? Les savants ne savent pas. On soupèse, on tergiverse, on entoure le malade d’une myriade de qualificatifs supposés définir le symptôme ou le remède. La démocratie serait-elle « d’opinion, d’influence, participative, médiatique, d’action, d’élection ou sociale ». D’après KEMPF, ils pataugent, ils renâclent à formuler l’hypothèse qui s’impose, nous ne sommes plus en démocratie. Ou bien vivons-nous dans un pouvoir invisible, une apparence de démocratie, dans une oligarchie travestie en démocratie ?
Le sociologue Anglais Colin Crouch a décrit cette situation politique sous le terme de « post-démocratie », qui correspond assez bien à la forme actuelle du régime oligarchique. Même si les élections existent et peuvent changer les gouvernements, le débat électoral est un spectacle soigneusement contrôlé et géré par des équipes rivales de professionnels experts dans les techniques de persuasion. La masse des citoyens joue un rôle passif, en ne réagissant qu’aux signaux qui lui sont envoyés. En fait, derrière le spectacle du jeu électoral, la politique réelle est définie en privé dans la négociation entre les gouvernements élus et les élites qui représentent de manière écrasante les intérêts des milieux d’affaires. KEMPF ne cesse de le clamer : l’oligarchie, c’est le gouvernement par un petit nombre des puissants. Entre eux ils discutent, réfléchissent, s’opposent, rivalisent, ils font « démocratie », mais entre eux, sans les citoyens. Lorsque la décision est prise, elle s’impose en y mettant les formes, en l’habillant avec un art consommé de la procédure électorale et de la discussion publique.
C’est ainsi que sous le manteau, apparait dans nos communes, au dire de certains élus, la « légitimité électorale ». D’où des minorités qui gouvernent les majorités.
En effet, l’essentiel est que, sous les apparences de la démocratie réduite à l’élection, les « hommes responsables » gouvernent la masse des peuples, sans que celle-ci ne doute du bon fonctionnement de la démocratie. Mais comment ne pas penser que nous sommes en démocratie ? On vote fréquemment, les institutions fonctionnent, les politiciens s’agitent sans repos, le bruissement incessant des informations de l’insipide petit écran et des commentaires semble témoigner de la vitalité de la libre expression. Mais voilà, face aux compromissions, aux accords secrets, à la collusion entre les milieux d’affaires et les décideurs politiques, à la prédation organisée du bien public, KEMPF nous interpelle en signifiant que toute cette occupation de la coquille démocratique par l’oligarchie est de moins en moins recouverte du voile de la morale républicaine. Mais si les citoyens soupçonnent qu’il existe un jeu dans lequel l’un des joueurs gagne toujours, les partenaires sont susceptibles de quitter la table. A vrai dire, aujourd’hui, de plus en plus nombreux sont ceux qui quittent la table, en s’abstenant aux élections. Prenons l’exemple du taux d’abstention des électeurs européens à l’élection du Parlement de Strasbourg. De 38% en 1979, il est passé à 41% en 1984, 43,3% en 1994, 54,6% en 2004 et enfin 56.8% en 2009. L’abstention devient structurelle. Dés lors, tout le monde comprend quelle est la nouvelle règle : le peuple est souverain, sauf dans les cas où la classe dirigeante en décide autrement.
Politiquement parlant, les classes populaires semblent marginalisées et vouées à exprimer leur frustration dans des révoltes qui justifieront un accroissement de la répression policière. Quant aux classes moyennes, elles se rendent compte qu’elles ont été bernées. Alors, hormis l’effet désastreux de l’abstention aux élections, nous constatons que les partis populistes renaissent ou fleurissent partout en Europe. Cela nourrit l’idée que le peuple est mal représenté, que ses représentants sont des usurpateurs, et ce pourrait-être le glissement sur la pente fatale du populisme ! (2). Ainsi, ces responsables politiques qui comptent sur la cécité du peuple, sur son indifférence ou sur sa lassitude se trompent moralement, et se trompent politiquement.
En conséquence, il n’est pas anodin de se demander si en France, l’abstention record d’un côté et la poussée du Front National de l’autre, n’ont pas été les ingrédients qui ont présidé aux résultats des élections cantonales de mars 2011. Du côté des citoyens, si l’époque est à l’exaspération, elle demande aussi une exigence d’exemplarité.
Par ailleurs, l’auteur conforte son analyse en rappelant l’expression d’Al Gore sur la « convention de la démocratie ». La démocratie, c’est d’abord ça : une conversation, une discussion, parce que tout le monde est compétent. La démocratie repose sur le fait que nous sommes égaux en capacité de jugement face aux enjeux majeurs. Dans tous les exemples de démocratie vivante, le cœur de la vie politique n’est pas l’élection au suffrage universel, mais la délibération sur les grands enjeux, par laquelle nous apprenons les uns des autres. Le principe démocratique est que, quelle que soit sa place dans la société, tout citoyen a part égale à la décision. Mais ce principe est brutalement violé quand le pouvoir économique de quelques-uns leur donne une capacité d’intervention et d’influence immensément supérieure au commun des mortels.
Ici, KEMPF pointe du doigt le développement du « lobbying », en régime oligarchique. C'est-à-dire des méthodes plus ou moins discrètes d’influence sur les élus et les décideurs. Il s’agit de divers organismes ou industriels unis par un intérêt particulier qui vont, au moment de la discussion d’une loi ou d’un règlement, tenter de convaincre les décideurs élus de la nécessité de protéger cet intérêt, tout en menant si nécessaire diverses actions de communication auprès des médias ou du public. Toutefois, il ne suffit pas à l’oligarchie de contrôler la majorité des médias et la bonne parole qu’ils délivrent. Il faut aussi effrayer les journalistes qui font encore leur travail. On use ici de la poursuite en justice toujours coûteuse, afin de « bâillonner » les producteurs d’informations dérangeantes. Comprenez bien Mesdames et Messieurs : « nous avons les moyens de vous faire taire » !!!...
En conclusion, Hervé KEMPF pose une question fondamentale : « il nous faut reconquérir la démocratie dans un contexte radicalement différent de celui dans lequel elle s’est développée ». C’est ce que l’auteur appelle », le scénario écologique », dans lequel les dirigeants convainquent les citoyens que la crise écologique détermine l’avenir proche. La lecture du chapitre intitulé « la vertu de la démocratie » révèlera les pistes proposées par l’auteur. Cela pourrait être une orientation pour sortir de la machine infernale à broyer de l’humain.
Ma réflexion
Hervé KEMPS pose le débat de la démocratie au niveau planétaire. En ce qui me concerne, bien modestement, la question centrale qui a « taraudé » mon esprit pendant toute la lecture de cet ouvrage passionnant et fort bien documenté, a été la suivante : « Face aux piètres pratiques démocratiques de certaines gouvernances municipales de nos villes, gauche et droite confondues, ne peut-on pas y trouver les stigmates d’un régime oligarchique ?» Dans une certaine mesure, aujourd’hui ma réponse est oui.
Toutefois, si une culture vivante de la démocratie représentative se développe, pour autant que les élus du peuple non seulement entendent, mais se considèrent bien comme les mandataires à durée limitée de ceux à qui ils doivent rendre des comptes, je veux bien réétudier mon jugement.
Alain Cassé
Citoyen des Bas Heurts
Noisy-le-Grand (93).
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(*)- Hervé KEMPF est journaliste et écrivain. Il entre en 1998 au quotidien Le Monde, pour couvrir le domaine environnemental.
(1)- L’oligarchie ça suffit, vive la démocratie : Hervé KEMPF, Collection L’histoire immédiate, chez SEUIL.
(2)- Populisme : la pente fatale : Dominique REYNIE, Tribune libre chez PLON